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Mélijna

Dans un autre monde, sur la Terre des Anciens, une ancestrale sorcière remuait tranquillement sa dernière expérience dans un chaudron enfin refroidi quand la douleur se fit soudainement sentir avec violence. Elle sursauta, lâchant sa longue cuillère de bois, qui glissa lentement dans la mixture, et porta ses mains à son flanc droit, les yeux agrandis par la surprise.

— Non ! Non, ce n’est pas possible, murmura-t-elle. Pas après toutes ces années…

Une deuxième vague la traversa alors, comme si sa vieille blessure se rouvrait. Mélijna baissa les yeux et écarta lentement les mains, craignant presque de voir s’écouler sa vie entre ses doigts. Elle mit plusieurs minutes à se ressaisir, même si elle savait qu’elle ne pourrait pas mourir en l’absence réelle de l’arme. Elle devait cependant se rendre à l’évidence : l’héritière de la lignée maudite était en possession de la dague d’Alana.

La vieille traîna ses pas jusqu’à son fauteuil et s’y laissa choir. Elle devait réfléchir à ce qu’impliquait cette découverte et à ce qu’il convenait de faire puisqu’elle n’avait plus pensé à cette possibilité depuis de très nombreuses années. Pour elle, cette arme d’un autre temps était à jamais perdue…

Mais avant qu’elle ne puisse concentrer ses pensées dans cette direction, des souvenirs refirent brusquement surface, alors que sa cicatrice s’enflammait pour la troisième fois, lui arrachant un cri. Elle se remémora douloureusement son premier contact avec la magnifique dague à la lame acérée.

Elle se revit, quelques centaines d’années auparavant, alors que son corps appartenait encore à sa première vie. Elle venait tout juste de comprendre qu’il n’y aurait pas de place pour elle et sa sœur jumelle dans les rangs des Filles de Lune assermentées. Les règles étaient claires : une seule pouvait prétendre servir, l’autre devrait s’éclipser. Même si elle se savait la plus douée des deux, elle ne se méprenait pas sur ses chances d’être élue. Elle n’avait jamais accepté la rigueur et la discipline imposées par les Sages responsables de sa formation. Sa nature rebelle et indomptable ne lui valait que des réprimandes et des ennuis sans cesse plus importants. De plus, elle avait pour aïeule Acélia et les dons qu’elle avait reçus à la naissance relevaient davantage de la magie noire. Elle était donc certaine d’être écartée de la communauté fermée des Gardiennes des passages au profit de sa sœur Séléna. Devant l’évidence, elle n’avait vu qu’une solution : éliminer cette dernière.

Mélijna était sûre que, de cette façon ; elle serait acceptée. La guerre avec Mévérick venait tout juste de faire des dommages considérables dans les rangs des Gardiennes, et les Sages restants ne pouvaient se permettre de perdre une candidate de cette envergure. Comme toute Fille de Lune avait l’obligation de se soumettre aux examens et que personne ne pouvait délibérément écarter une candidate qui réussissait, elle savait d’ores et déjà que rien ne pourrait l’arrêter. Mais dans sa hâte de parvenir à ses fins, Mélijna avait négligé un détail considérable, sa mère.

C’est de cette dernière qu’elle avait hérité le don de lire dans les pensées de certaines personnes. Mais ni la mère, ni la fille n’en avait informé quiconque. C’était l’un des rares dons que l’on ne souhaitait pas divulguer, même à ses proches, parce qu’il représentait un atout certain, mais surtout parce qu’il aurait engendré la méfiance des autres. C’était une particularité étrange, du fait qu’elle ne pouvait être utilisée sur tous ; on ne pouvait lire que dans l’esprit d’un nombre restreint d’individus, quel que soit le peuple auquel ils appartenaient. C’était le hasard qui décidait. Mélijna pouvait par exemple lire aisément dans la tête de certains mutants, mais pas dans celle des nymphes, malgré de nombreuses tentatives, alors qu’elle avait appris, après le décès de sa mère, que cette dernière en était capable.

C’est ce don inhabituel qui avait failli causer la perte de Mélijna si jeune, car la mère lisait dans les pensées de sa progéniture, mais pas l’inverse. Thadéa avait compris avec horreur ce que tramait sa fille et avait vite réalisé que rien ne pourrait lui faire entendre raison. Elle avait donc attendu que Mélijna décide de mettre son plan à exécution et avait ensuite tenté de s’interposer. La situation avait vite dégénéré, entraînant la mère et la fille dans un duel de magie qui ne semblait pas vouloir avoir de vainqueur. Pendant de longues heures, les sortilèges s’étaient succédé sans répit, causant des blessures de plus en plus graves aux deux femmes, sans qu’aucune pourtant ne soit fatale.

Alors que ces souvenirs flottaient dans l’esprit de Mélijna, cette dernière avait l’impression que chaque parcelle de son corps se remémorait également les assauts de cette bataille, chaque coup porté, autant physique que magique. La haine incommensurable qu’elle avait ressentie pour sa mère ce jour-là semblait circuler à nouveau dans ses veines et lui insuffler une énergie nouvelle. Mais la suite des événements se bousculant dans sa mémoire tempéra rapidement cette montée d’adrénaline soudaine et lui arracha un gémissement chargé de ressentiment.

Cardine, grande responsable des Gardiennes des passages en ce temps-là, était finalement apparue sur les lieux de l’affrontement, à l’instant où Mélijna croyait pouvoir porter le coup fatal à sa mère. La jeune fille ne savait pas encore qu’une descendante directe d’Acélia la traîtresse ne pouvait en éliminer une autre ; elle ne l’apprendrait que bien plus tard. Mais Cardine, elle, le savait et c’est pourquoi, n’étant pas une descendante maudite, elle avait voulu porter le coup fatal à la place de Thadéa. Trop concentrée sur ce qu’elle s’apprêtait à faire, Mélijna n’avait pas vu la dague au poing de la grande Gardienne lorsque cette dernière avait foncé vers elle, mais elle avait aperçu le reflet de la lame dans le soleil. Elle s’était esquivée, trop tard cependant, et la dague d’Alana avait creusé un profond sillon dans son flanc droit. Cardine avait relevé le bras et s’était préparée à porter un second coup, mais Mélijna ne lui en avait pas laissé le temps. Comprenant que le combat était devenu inégal, elle avait choisi de disparaître pour panser ses plaies, mais surtout pour préparer sa vengeance.

Au grand dam de Mélijna, la blessure avait mis de longs mois à guérir, malgré ses puissantes Âmes régénératrices. La cicatrice semblait constamment se rouvrir et suinter. La jeune femme avait alors compris qu’on lui avait caché l’existence de cette arme étrange au cours de ses apprentissages sur les armes magiques et les blessures qu’elles pouvaient causer. Elle avait pensé que c’était peut-être parce qu’elle menaçait directement les Filles de Lune que l’on n’en parlait pas, mais elle s’était surtout demandé pourquoi cette dague était en possession de la grande Gardienne des Passages.

À force de visualisation et d’incantations, Mélijna avait retrouvé l’image de la dague dans sa mémoire et avait tout d’abord tenté de la récupérer, pour l’examiner de plus près et peut-être même pour se venger puisqu’elle permettait de se débarrasser des Filles de Lune. Mais la douleur qui se réveillait chaque fois qu’elle croyait se rapprocher de l’arme lui fit abandonner sa quête au moins jusqu’à ce qu’elle puisse se défendre efficacement. Par ailleurs, elle avait appris qu’elle était recherchée par la communauté des Filles de Lune et condamnée à mort pour avoir voulu tuer deux des leurs, sa mère Thadéa et sa jumelle Séléna. La dague serait spontanément à la disposition de quiconque, à l’intérieur des rangs, aurait une occasion d’exécuter la sentence.

Pendant près d’une centaine d’années, la sorcière avait craint la réapparition de cette arme entre les mains d’une Fille de Lune chargée de la traquer. Puis, quand elle avait cru ses pouvoirs suffisamment grands pour qu’elle puisse faire face, elle avait découvert que seule une Fille de Lune de la lignée maudite pouvait maintenant s’en servir contre elle pour causer sa mort. Alors qu’elle effectuait des recherches dans un tout autre but, elle avait en effet appris que cette arme avait été créée sept cents ans plus tôt par la déesse Alana, protectrice des Gardiennes, uniquement pour permettre à une descendante directe d’Acélia d’en éliminer une autre, malgré la magie de la traîtresse.

Mélijna poussa un profond soupir. Elle devait maintenant se préparer à la possible réapparition de l’héritière et de tout ce que cela impliquait.

 

Naïla de Brume
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